Les années se suivent, mais elles ne se ressemblent point, dit un proverbe africain. Les habitants de ce pays d’hiver savent bien que comme le soleil s’élève chaque jour, de janvier à décembre, l’hiver retourne chaque année sans manquer au rendez-vous. Et, ici, sur la Côte-Nord du Canada français, dès que le peu d’arbres qui décorent nos territoires, parsemés des lacs et d’autres cours d’eau, commencent à changer leurs habillements naturels, on sait que la dame nature nous prépare déjà notre spécial buffet de froid hivernal. Si vous avez déjà pris notre serpentiforme route 138 — ce grand chemin (mishta-meshkanau) qui suit le fleuve Saint-Laurent —, vous pourrez comprendre mieux cette réalité.
Dans certains coins de cette partie du nord, dès la fin du mois d’octobre, l’hiver enrobe la terre comme un manteau de fourrure. Les petites montagnes revendiquent leurs prééminences sur nos myriades de lacs, et sur quelques arbres qui diaprent ce vaste territoire, en ce temps d’année, apparaissent timides et presque émues. Ils planent sur les lacs et les arbres comme un fantôme qui cherche à se venger. Et, même des bouleaux qui réussissent difficilement à pousser, par-ci par-là, semblent se décourager et se laissent emporter par un sommeil hiémal qui accompagne le dieu d’hiver. Et, comme les ours, ils plongent dans une longue, profonde et mystérieuse hibernation qui durera pour un bon six mois.
Cette année, d’une manière étonnante, l’hiver semble avoir perdu ses dents d’acier. Vous savez, ici sur la Côte-Nord, c’est comme on dit dans certains pays de l’Afrique Centrale, « quand la femme décide de se venger, même le diable s’assoit et prend note ». Ici, quand le froid décide de montrer de quel bois il se chauffe, même le vent n’hésite pas de s’abrier au plus sacrant.
Pour mieux comprendre ce à quoi je fais allusion, il suffit de penser au nom de janvier en Innu-aimun. Vous le savez peut-être déjà que le peuple innu a une des plus belles langues du monde. Chaque mot dit autant de soi. Le mois de janvier, par exemple, est appelé « Tshishe-pishimᵘ » — le grand mois. Mais ne vous trompez pas, car sa grandeur n’est liée qu’au « fret » que ce temps de l’année pète dans cette partie du Nord. Ce n’est donc pas étonnant que nos amis Innuat d’Unaman-shipu disent, des fois :
« Tshishe-pishimᵘ animan tshetshi nataunanut usham tshishin, apu matshit aueshish — au mois de janvier, il est difficile de faire la chasse, car il fait un grand froid [et], l’animal ne bouge pas ».
Or, cette année, même en janvier on se balade allègrement comme si dame nature nous fait grâce d’un petit été indien. La température ose même monter jusqu’au –1°C. Et beaucoup d’ainés me disent que c’est du jamais vu.
En prenant ma marche, une pratique que j’ai repris le jour qu’en descendant de ma balance je suis allé regarder sur le miroir pour savoir si c’était bien moi qui venait de se peser, je vois quelques visages souriants. Comme l’autre jour, j’avais rencontré une maman avec son bébé, les deux habillées comme des jumelles identiques. En amour avec des couleurs brillantes la maman avait reproduit sa propre apparence chez son très joli bébé, qui marchait derrière elle comme ayant compris le jeu de cette maman heureuse. Les deux allaient avec leur propre bâton de marche comme si elles revenaient d’une chasse à la perdrix (pineu).
Aujourd’hui, ce temps de marche (évidement dans ma tête, et ne me demande pas le pourquoi), est devenu pour moi comme une tradition. Et cela encore si on peut oser parler de la tradition après deux ou trois semaines d’une marche occasionnelle. Mais, comme c’est moi qui vous raconte mon histoire, je me permets de le nommer, comme bien me parait. Je me demande souvent ce que les gens pensent quand en marchant dans le village je ris aux éclats. Il me semble que pendant que les uns pensent que je communique avec des anges — une croyance aujourd’hui connut seulement par les plus anciens —, d’autres se diront, sans doute, que je suis en appel téléphonique. Mais, à dire vrai, ce n’est « ni l’un ni l’autre, je suis, j’étais et resterai moi » comme chantait Stromae dans sa chanson, « bâtard ».
Comme tout le monde, aujourd’hui, sortir de chez soi est devenu un vrai casse-tête. Si ce n’est pas votre télévision qui vous accuse de rompre votre relation amoureuse avec elle, ce sera l’un de vos médias sociaux : des vidéos Tik~Tok à compléter ou un « chat » à répondre. Bref, nos maisons ne sont jamais devenues si accueillantes que depuis que l’internet nous a envoûtés en dévoilant sa capacité de contrôler nos activités et des désirs à combler. Je ne voudrais évidemment pas être pessimiste, car ils ont autant de bonnes choses à nous offrir. Mais comme dit une ainée que j’admire bien, « l’enfer est pavé des bonnes intentions. »
Voici comment pour pouvoir laisser le confort de notre maison, il a fallu que je trouve une manière de rester toujours branché. Est-ce que je cherche à justifier mon accroc à la technologie ? Eh bien, c’est, bien sûr, à vous d’en juger. Ainsi, je ne sors jamais sans avoir prévu un livre audio à écouter.
Aujourd’hui, par exemple, je me forçais à rester zen lorsqu’en marchant, j’écoutais le tragique récit délirant, parsemé dans « Différentes Saisons » de Stephen Kings. Tout ce que je sais, c’est que, malgré le beau temps qu’il fait, paradoxalement, ce janvier, beaucoup n’osent pas se priver de leurs nombreux appareils pour prendre une petite marche et apprécier ce beau temps qui ne reviendra probablement pas l’année prochaine.