Pourquoi apprendre d’autres langues? Jusqu’où pouvons-nous comprendre les autres sans comprendre leurs langues? À quoi sers l’apprentissage de notre langue maternelle et celles des autres?
Partir de la langue innue pour montrer comment une manière d’exprimer d’un peuple peut être étroitement liée à leur manière de se dire.
Lors de mes études à Rome, on s’amusait de ceux qui ne voyaient pas la nécessité d’apprendre les langues étrangères, sur prétexte que ce n’est pas toujours nécessaire. Quand on se demandait, par exemple, comment on appelle ceux qui parlent deux et trois langues ? Tout le monde répondait bilingues et polyglottes mais quant à ceux qui ne parlent qu’une seule langue on disait qu’ils sont Américains (sic). Bien sûr on faisait allusion à quelques étudiants américains qui ne voyaient pas l’utilité d’apprendre l’italien qui leur servait peu. En ce temps, j’étais aussi parmi ceux qui pensaient que le but d’une langue n’était que pour la communication interpersonnelle. Cependant, aujourd’hui, je commence à mettre en doute cette manière simpliste de voir la langue.
Grandissant, j’ai dû d’abord apprendre à m’exprimer en ma langue maternelle, l’Igbo. Parti à l’école, j’ai appris l’anglais qui est la langue officielle de mon pays, le Nigeria. Pour ma formation missionnaire, j’ai aussi appris, d’abord le français, et puis l’italien ainsi qu’un peu d’espagnol. Mais ce qui est étonnant c’est qu’au cours de toutes ces années, je n’avais jamais bien compris que la langue n’était pas seulement un outil servant à communiquer entre les personnes. Peut-être parce que toutes ces langues, ma langue maternelle d’une manière partielle y compris, ont leurs grammaires construites à partir du latin et du grecque. Cependant, mon contact avec la langue innue m’a amené à me rendre compte du peu de connaissances que j’avais de ce que c’est qu’une langue.
D’abord, quand j’ai voulu débuter mon initiation à la langue innue, j’ai pensé transférer les mécanismes d’apprentissage linguistique que j’avais acquis au cours de ces années et je me suis tout de suite rendu compte que j’étais dans un autres univers linguistique. J’ai compris qu’au-delà de regarder la langue innue comme « moyen de communication interpersonnelle », il faudra d’abord la voir comme « manière de se communiquer, de se dire, de se transmettre » du peuple innu. Autrement dit, j’ai compris que la langue innue a cette particularité qu’au-delà de donner l’information sur les choses, elle nous renseigner aussi sur la personne qui parle ; sur la personne à qui la parole est adressée ; et surtout sur la relation qui existe entre la personne qui parle et l’information communiquée. L’exemple le plus banal et qui étonne tous ceux qui apprennent la langue innue est l’absence de l’infinitif.
Presque dans tous les langues européennes et d’autres non européennes ayant le latin comme base grammaticale, les entrées des verbes dans les dictionnaires sont faites à partir de l’infinitif, ainsi proposant des verbes neutres qui ne donnent aucun renseignement relatif au sujet, ni à l’objet et ni au temps. En innu par contre, les verbes n’existent que sur les formes verbales conjuguées, à un temps, à un mode et à une personne spécifique[1].
Les verbes donner, partir, dire etc., par exemple, en ces types de langues, ne dise rien sur qui pose l’action, ni sur le temps de l’action. En innu par contre, les verbe donner se trouvera en dictionnaire innu comme :
Ashamaushu – Il/elle donne à un enfant quelques chose à manger
Ashu-mineu – Il/elle donne quelque chose qu’il/elle a reçu à lui ou à elle
Atamishkueu – Il/elle donne un cadeau à lui/elle
Mineu – Il/elle lui donne
Minapeuateu – Elle lui donne un cadeau
Minishkeuateu – Il lui donne un cadeau
Kuminuieu – Il/elle lui donne la Communion, etc.
Un autre aspect particulier à la langue innue est sa conception distincte du genre. Dans beaucoup de langues, les mots sont généralement classés en genre masculin, féminin ou neutre. Mais en innu, les mots sont classés selon qu’ils sont animés ou inanimés. Ainsi la relation qui existe entre les personnes et les choses ne sont pas celle de genre masculin, féminin ou neutre, mais plutôt de l’ordre de vie, animé ou inanimé.
Sans prétendre d’en savoir plus, je vais essayer d’expliquer ce que j’ai compris dans cette manière de voir les mots. Il faut d’abord, souligner, qu’un mot n’est pas animé ou inanimé en innu parce qu’il respire mais plutôt parce que l’objet a une relation à la vie. Ainsi tous les êtres vivants, tous les arbres et les objets longs plantés sur la terre, la neige sous toutes ses formes, toutes sortes de peaux, tous les astres, la raquette, la farine et tous les aliments y dérivants etc., sont du genre animé2
Les mots de relation entre les personnes présentent aussi un aspect très particulier en innu. Le mot frère ou sœur n’existe pas sur la forme neutre en innu. À chaque fois, qu’ils sont évoqués, ils doivent absolument être en relation. Par exemple, en dictionnaire innu, on ne trouvera pas l’équivalent du mot frère ou sœur mais plutôt le grand/petit frère ou sœur.
Nishim – Ma petite sœur/mon petit frère
Ushtesha – son grand frère
Umisha – Sa grande sœur
Évidemment, toutes ces nuances peuvent apparaître banales mais au fond de cette manière de communiquer se situe toute une manière d’être d’un peuple. La langue innue est donc une langue de relation. Les verbes ne sont jamais en forme impersonnelle car chaque mot en plus de communiquer une information met aussi en relation des personnes et le cosmos. La langue innue ne sert donc pas seulement à communiquer car elle est tout un système anthropologique du peuple innu. Le genre en innu développe plus cet aspect anthropologique de la langue innue.
Beaucoup se demandent pourquoi les autochtones en général, et les Innus en particulier se battent pour la préservation de la forêt, de l’eau, et du territoire ? La connaissance de la langue innue peut donner un aperçu de leur relation avec le cosmos. Contrairement à la langue latine où les verbes « être et avoir » – c’est-à-dire, qui on est et ce qu’on a – définissent fondamentalement la relation interpersonnelle, en innu, c’est plutôt le genre d’un objet (animé ou inanimé) qui définit la relation dans le cosmos en général. On protège les arbres, les rivières, les territoires etc., parce qu’ils ne sont pas des commodités mais plutôt des parties du cosmos. La relation en innu n’est donc pas celle d’avoir ou d’être mais plutôt d’animé ou d’inanimé et surtout celle de la place du créateur dans le cosmos.
La langue innue détient encore beaucoup d’autres richesses incommensurables que ma pauvre connaissance de ce peuple ne me permet pas encore de comprendre mais le peu que je connais commence à bouleverser toute ma connaissance du rôle des langues. Bref, les langues en général et la langues innue en particulier, ne nous servent donc pas seulement à communiquer mais donnent l’ouverture sur la vision du monde d’un peuple car chaque langue est une fenêtre sur le monde.